Troisième hypothèse
Articuler une pluralité de configurations techno-éthiques décentralisées
Il ne s'agit pas de définir un cadre a priori que les réseaux devraient faire respecter, mais bien de permettre à chacun et/ou chaque communauté de penser et définir ses propres cadres.
Un des objectifs de la recherche que nous proposons sera de clarifier et de théoriser ce que nous entendons par "configuration techno-éthique", mais l'on peut donner les pistes ci-après a priori, issue de la tradition philosophique :
- Les principes éthiques définissent les fins théoriques à atteindre a priori et prescrivent des règles morales qui permettent de réguler l'action a priori (sans avoir à se poser systématiquement la question de la légitimité morale de cette action) ;
- Les règles morales définissent les normes, selon lesquelles on doit agir pour atteindre les fins définies par les principes éthiques ;
- La politesse désigne l'application raisonnée des règles multiples permettant gérer les incohérences entre différents registres normatifs (principe développé dans La politesse du numérique, à paraître, Bruno Bachimont) ;
- Les possibles techniques résultent de la construction de formats et protocoles qui structurent le réel et donc qui participent de, sans les déterminer, l'éthique, la morale et la politesse.
Il y a des zones grises entre ces quatre notions, puisque les règles, quelles que soient leurs origines et leurs formulations, impliquent une normativité de l'action. Il y a donc nécessairement à la fois recouvrements et incohérences qui impliquent un espace de négociation.
À l'échelle des médias sociaux mondiaux cela impose l'idée d'une pluralité des configurations. Si l'on fait l'analogie avec le réseau Internet, on peut envisager un modèle général de type décentralisé, intermédiaire entre un modèle centralisé (une loi pour tous, proche de la réalité actuelle, avec une poignée de lois, toutes se ressemblant) et un modèle pair-à-pair (ou chacun fixerait ses règles dans le cadre de chacune de ses interactions). Ce second modèle (pair-à-pair ou individualisé) est à écarter car :
- il n'est pas matériellement possible, on passerait plus de temps à travailler sur la régulation de son action qu'à agir ;
- il n'est pas socialement possible, l'interaction suppose le partage de règles communes a priori.
On peut anticiper une organisation sur quatre couches :
- le protocole configure des règles pour tous, elles sont faiblement prescriptives et difficilement négociables ;
- l'instance configure des règles pour une communauté et des règles inter-communautés, elles sont plus fortement prescriptives et plus facilement configurables ;
- l'application utilisée permet de re-configurer une partie de ses règles au niveau individuel ;
- la pratique permet in fine de mobiliser et de détourner une partie des règles, dans le cadre de ce que permet tout "jeu" dans la manipulation technique (au sens de jouer avec et au sens d'écart entre).
La troisième hypothèse repose donc sur un modèle de communautés décentralisées capables de s'articuler entre elles (grâce à un protocole permettant le partage de règles inter-communautaires).
Exemple de négociations intra et inter-instance
- règle au niveau de l'instance A : tous les contenus peuvent être commentés (principe de réfutabilité, acceptation du risque d'agression verbale dans la limite du respect de la loi),
- règle au niveau de l'instance B : les contenus sont commentables sauf si l'utilisateur qui a posté le contenu ne le souhaite pas
- règle au niveau de l'instance C : aucun commentaire chez moi
- chaque instance expose ses règles et doit négocier ses fonctions en fonction de ces règles incompatibles par définition. Si A respecte B ou C, alors sa propre règle est modifiée de fait (et se rapproche de la règle de C : les messages peuvent être commentés en général, sauf cas particulier). Si A refuse la règle de B ou C (il autorise les commentaires sur son instance), alors un conflit avec B et C pourrait naître, ce qui peut conduire ces instance à ne plus communiquer entre elles.